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Mon quartier général n’était autre que la « cabine radio » du Pilar – c’est-à-dire l’ancien cabinet de toilette, à présent bourré d’équipement radio gouvernemental d’une valeur de 35 000 dollars. J’avais à peine la place de m’asseoir sur le petit tabouret coincé entre les récepteurs ondes courtes et les transmetteurs de la marine. Les deux livres en allemand étaient rangés dans un sac étanche coincé sous le poste principal, là où se trouvait naguère le distributeur de papier hygiénique. Quand je voulais prendre des notes, je devais caler le carnet sur mon genou. Une fois la porte fermée, ce réduit était étouffant, mais au moins pouvais-je fermer la porte. Le Pilar ayant à son bord neuf personnes de sexe masculin, il ne s’y trouvait aucun lieu permettant de s’isoler, que ce soit pour dormir ou accomplir ce pour quoi cet espace avait été initialement conçu. La première perte que nous aurions à subir, plaisantait l’équipage – à la grande joie des deux garçons –, serait celle d’un malheureux qui passerait par-dessus bord en tentant de soulager un besoin naturel par gros temps.

Une fois coiffé des écouteurs radio, je constatai que le joyeux brouhaha venu du pont ne m’était plus audible. Je tentai d’oublier notre ridicule « mission » en mer pour me concentrer sur le plus important de toute cette histoire.

Je n’avais aperçu l’homme assis en face de Delgado à la manufacture que deux secondes avant de refermer la porte, mais je n’avais eu aucun problème à l’identifier. Deux ans auparavant, à Mexico, j’avais vu sa photographie dans un dossier, et son patronyme, ainsi que son nom de code, figurait dans le dossier de Theodor Schlegel que Delgado m’avait montré plus récemment. C’était bien le même homme : des cheveux noirs coiffés en arrière à la mode sud-américaine, suffisamment longs pour rebiquer au-dessus des oreilles, de tristes yeux de cocker, le sourcil droit plus fourni que le gauche (mais seul celui-ci s’était arqué de surprise quand j’avais entrouvert la porte), des lèvres charnues, sensuelles, sous une fine moustache noire qui en atténuait la mollesse. Il portait un costume crème et une cravate grenat, impeccablement nouée, aux discrets motifs de diamant en fil doré.

Le Hauptsturmführer Johann Siegfried Becker, de la SS… désormais promu au grade de capitaine s’il fallait en croire les rapports du SIS datant d’avril. Début mai, Becker avait apparemment reçu l’ordre de quitter Rio pour regagner Berlin, où l’attendaient de nouvelles instructions et sans doute une promotion.

Becker avait vingt-huit ans, soit à peu près mon âge. Né le 21 octobre 1912 à Leipzig, il avait adhéré au Parti national-socialiste dès qu’il avait achevé ses études secondaires dans cette même ville. En 1931, il était admis au sein de la SS. Il était extraordinaire qu’un garçon de dix-neuf ans rejoigne la redoutable Schutz-Staffel, l’échelon « de protection » nazi à l’uniforme noir – l’escadron de gardes du corps d’Hitler, formé au cours des années 20, devenu depuis la plus terrifiante de toutes les organisations nazies, associée à la Gestapo, aux camps de la mort et à la SD, le propre service de renseignement de la SS –, mais Johann Siegfried Becker n’avait rien d’un jeune homme ordinaire. Comme en attestaient les archives du parti, c’était un organisateur hors pair et un travailleur infatigable. Le 20 avril 1937, promu au grade de sous-lieutenant de la SS, Becker avait été dépêché à Buenos Aires, où il avait débarqué le 9 mai à bord du Monte Pascoal. Il avait travaillé incognito en Amérique du Sud, sous couvert de ses activités pour le Centro de Exportacion del Comercio Aleman, une firme implantée à Berlin, jusqu’à ce qu’il soit rappelé en Allemagne.

Aux yeux des agents du FBI et du SIS basés en Amérique latine, Johann Becker était le meilleur espion nazi opérant sur le continent. La police argentine avait failli lui mettre le grappin dessus en 1940, mais le SS s’était réfugié au Brésil, où il avait proposé ses services à l’antenne de l’Abwehr, dirigée par Albrecht Gustav Engels – le supérieur de Theodor Schlegel, également connu sous le nom de code « Alfredo ». En 1941, l’ONI avait intercepté un message à destination de Berlin dans lequel Engels lui-même décrivait Becker comme « le seul véritable professionnel de l’espionnage » de son réseau et de toute l’Amérique du Sud, admettant que le SS avait « fourni les idées et l’énergie » nécessaires à la viabilité du réseau basé à Rio, extrêmement complexe par nature. Ce qu’il y avait de bizarre dans cette histoire, à tel point que cela m’avait frappé en Colombie comme au Mexique, c’était que Becker dépendait de la SD – le service de renseignement de la SS – alors que le réseau d’Engels était une opération montée par l’Abwehr.

L’inimitié entre la SD et l’Abwehr était presque aussi forte que celle qui opposait leurs chefs respectifs, Reinhard Heydrich et l’amiral Wilhelm Canaris. Chacun de ces deux hommes voulait que son agence soit la seule organisation d’espionnage et de contre-espionnage du Troisième Reich. La concurrence qui les opposait était similaire à celle opposant la ESC au MI-5, ou le FBI au service désormais baptisé OSS, sauf qu’en Allemagne, de telles querelles intestines s’achevaient souvent par des massacres à la mitraillette ou, littéralement, par des coups de couteau dans le dos.

Et voilà que Johann Siegfried Becker – soldat SS et espion SD – venait d’être promu au grade de capitaine par le Führer, qui lui avait sans nul doute donné des responsabilités plus importantes. Des responsabilités sans précédent, en fait, puisqu’il en résultait une alliance de l’Abwehr et de la SD dans le cadre de leurs opérations sud-américaines, sous la direction de Becker. Et par-dessus le marché, voilà que cet homme rencontrait dans une manufacture de cigares havanaise mon agent de liaison et mon seul lien avec le Bureau, à savoir l’agent spécial Delgado.

Cela méritait réflexion.

Trois quarts d’heure plus tard, je me retrouvai avec quatre hypothèses :

Primo, Delgado était devenu un agent double et avait rencontré Becker dans le but de nous trahir, moi, Hemingway, le Bureau et les États-Unis.

Secundo, Delgado accomplissait une mission beaucoup plus importante que la supervision de mes vacances au sein de l’Usine à forbans – une mission dont l’un des buts était de retourner le HauptsturmFührer Johann Siegfried Becker afin d’en faire un agent double ouvrant contre le Reich.

Tertio, Delgado avait lui aussi une couverture, il se faisait passer pour un agent ou un informateur travaillant pour le compte de Becker, ou bien pour un agent double, dans le but de noyer les Allemands dans un flot de désinformation.

Quatro, il y avait un autre scénario qui m’échappait pour le moment.

De ces quatre possibilités, la troisième était la plus plausible – j’avais surpris Delgado en train d’accomplir une action dont le SIS avait l’habitude, que j’avais moi-même accomplie à maintes reprises quand je travaillais dans la clandestinité –, mais elle était néanmoins troublante.

Mon trouble, ainsi que je le compris, venait en grande partie du minutage des événements et de cette étrange coopération entre SD et Abwehr. Si le minutage me mettait la puce à l’oreille, c’était à cause de l’incroyable quantité d’agents secrets grouillant à Cuba et autour de cet amateur d’Hemingway, mais aussi parce que Schlegel et Becker avaient débarqué à Cuba – quel que soit leur but – plusieurs mois après avoir failli se faire pincer au Brésil par la police locale et le FBI. Il était possible que l’un comme l’autre ignore la situation catastrophique de leur réseau de Rio, mais c’était peu probable. D’un autre côté, Schlegel avait quitté le Brésil bien avant de courir un quelconque danger et, à en croire les messages interceptés par le SIS, Becker avait eu des difficultés à regagner Berlin le printemps dernier, les lignes aériennes italiennes ayant suspendu leurs vols après Pearl Harbor.

Plus troublante encore était cette coopération entre la Sicherheitsdienst – le Service de sécurité, autrement dit la SD – et l’Abwehr. Durant les six dernières années, je m’étais documenté sur cette question plus que tout autre agent du SIS. Bon sang, peut-être en savais-je davantage là-dessus que quiconque sur le continent américain, exception faite des spécialistes de l’OSS. En tout état de cause, cela m’avait permis d’exploiter mes connaissances en allemand, acquises au lycée et à la fac de droit.

De prime abord, en ce qui concernait leurs juridictions et leurs missions respectives, il paraissait logique de faire une distinction entre la SD et l’Abwehr : la SD d’Heydrich avait en charge les opérations d’espionnage politique dans le monde entier ; l’Abwehr de Canaris était le responsable exclusif du renseignement de nature militaire. Ce modus vivendi avait été établi en 1936, lorsque la rivalité opposant la SS d’Himmler et les services de l’Abwehr, de conception plus traditionnelle, avait atteint une telle intensité qu’Hitler lui-même avait été obligé d’intervenir pour obtenir la paix. En fait, cette « paix » avait eu pour conséquence une augmentation considérable du pouvoir de la SS et de la SD, son service de renseignement.

Heinrich Himmler avait initialement consolidé la puissance de la SS le 30 juin 1934, durant la Nuit des longs couteaux, lorsque les SS – obéissant à des ordres d’Hitler – avaient assassiné Ernst Röhm et plusieurs centaines de leaders de la SA, les chemises brunes de la Sturmabteilung, qui avaient servi de troupes de choc au Führer lors de son ascension. Durant cette sanglante nuit, Himmler avait fait de la SS, jusque-là une unité sans grande importance, la puissance la plus terrifiante du Reich, capable d’assassiner non seulement les leaders homosexuels des chemises brunes mais de réduire à l’impuissance une armée de deux millions de voyous. Moins de trois semaines après ce massacre, Himmler avait nommé le jeune Reinhard Heydrich directeur de la Sicherheitsdienst, les services de renseignement du parti.

Depuis 1934, le principal adversaire d’Heydrich n’était pas l’agence d’espionnage d’un pays ennemi mais la vénérable Abwehr de Canaris. Après la signature du pacte de 1936, les deux services avaient accepté de respecter les Zehn Gebote – les Dix Commandements de l’espionnage allemand –, se répartissant leurs responsabilités respectives. En pratique, Heydrich et son chef, Himmler, œuvraient en permanence pour saper la crédibilité de Canaris auprès du Führer. Leur but était de dissoudre l’Abwehr centenaire et de placer toutes les forces de police, d’espionnage et de contre-espionnage sous le commandement du parti.

Heinrich Himmler dirigeait la SD tout autant que la SS. Jusqu’à son assassinat, en juin dernier, Heydrich avait dirigé la Reichsicherheitshauptamt – la RSHA, l’Administration de la sécurité du Reich. La RSHA était composée de plusieurs services clés :

RSHA I : personnel ; RSHA II : administration ; RSHA III : agence de renseignement intérieure ; RSHA IV : la Gestapo ; RSHA V : les services d’enquêteurs ; RSHA AMT VI : agence de renseignement extérieure.

Depuis 1941, le directeur de la RSHA AMT VI était un jeune et séduisant brigadier SS nommé Walter Schellenberg. Âgé de trente-deux ans à peine, Schellenberg semblait bien plus policé, bien plus sensé que son supérieur récemment assassiné – Heydrich, connu pour avoir été un proxénète et un intrigant aussi pervers qu’impitoyable, avait été surnommé « le Boucher de Prague » pendant son bref règne en tant que protecteur de Bohême-Moravie –, mais certains rapports suggéraient que Schellenberg était aussi résolu que lui à écraser l’Abwehr. Dans les milieux de l’espionnage, Schellenberg était célèbre pour avoir kidnappé en 1939 deux agents britanniques qui se trouvaient en Hollande. Le nazi s’était fait passer pour un « major Schemmel », désireux de participer à un complot monté par des généraux allemands en vue de renverser Hitler et de faire la paix avec l’Angleterre. Les services de renseignement britanniques étaient tombés dans le panneau et avaient envoyé deux agents rencontrer « Schemmel » à Venlo, le matin du 9 novembre 1939 – Schellenberg avait fait un signal à ses hommes, qui avaient franchi en trombe le poste frontière, puis il avait passé les menottes aux deux Britanniques surpris et les avait conduits en Allemagne pour les interroger, après avoir repoussé l’assaut lancé par leurs collègues.

Cet incident n’avait guère nui à la réputation de Schellenberg auprès d’Heydrich et d’Hitler.

En 1940, Schellenberg avait failli réussir un autre kidnapping – celui du duc de Windsor, qui avait brièvement régné en Angleterre sous le nom d’Edward VIII. Le duc ayant fait plusieurs déclarations favorables à Hitler, les Allemands pensaient que ce crétin ferait un excellent fantoche pour le Troisième Reich. Schellenberg avait élaboré un plan des plus complexes pour enlever l’ex-roi et la femme pour laquelle il avait abdiqué lors du bref séjour en Espagne qu’ils devaient effectuer avant de s’exiler aux Bahamas. Malheureusement, comme la ESC et le SIS l’avaient découvert bien après les faits, le couple ducal avait changé d’avis à la dernière minute, décidant de ne pas faire étape en Espagne, et Schellenberg avait raté son coup.

Cet échec n’avait cependant pas ralenti son ascension, et Heydrich avait fait de lui son favori, le nommant finalement directeur de la RSHA AMT VI en juin 1941.

Schellenberg et l’AMT VI avaient éveillé ma curiosité. Alors que l’Abwehr commettait gaffe sur gaffe au Mexique et en Amérique du Sud, ce qui nous avait permis d’arrêter la plupart de ses membres, les agents de la SD avaient nettement plus de succès. De toute évidence, Schellenberg ne faisait confiance à personne et plaçait l’audace au-dessus de toute autre qualité. Le quartier général du Département VI se trouvait à l’écart de la majorité des autres bureaux de la SD, situés 32 Berkaerstrasse, au coin du Hohenzollerndamm, dans le sud-ouest de Berlin. Selon les rapports des agents britanniques qui avaient eu le malheur d’y entrer, Schellenberg avait planqué deux mitraillettes sous son bureau, prêt à déjouer dans le sang toute tentative d’assassinat.

Tel était l’homme qui, en mai, avait rappelé Johann Siegfried Becker à Berlin pour lui confier une opération spéciale en Amérique du Sud ou dans les Caraïbes. Selon toute logique, cette opération avait été approuvée – sinon conçue – par le supérieur de Schellenberg, Heydrich, ou par le chef de la SS, Heinrich Himmler en personne.

Pourquoi coopèrent-ils avec l’Abwehr sur cette opération ? Quel rapport peut-elle avoir avec le Southern Cross et les petits jeux d’Hemingway ? Et quel est le rôle de Delgado dans cette histoire ?

J’ouvris les yeux en entendant un bruit dans les écouteurs. Je m’empressai de les coller à mes oreilles et d’attraper mon carnet de notes, ainsi que le sac étanche.

Quelqu’un émettait sur la fréquence réservée au Southern Cross. Dans le même code que celui utilisé par feu l’opérateur radio du yacht.

 

Il me fut impossible d’avoir une conversation privée avec Hemingway durant l’après-midi comme pendant la soirée. Et je n’avais pas l’intention de lui parler de cette transmission en présence d’un tiers.

Nous avons jeté l’ancre à Cayo Confites juste avant le crépuscule. Cette crotte de mouche était trop petite pour être qualifiée d’île et à peine assez grosse pour mériter le terme de « key ». Selon le jeune Gregory, on aurait dit la patinoire du Rockefeller Center – un disque plat d’une centaine de mètres de diamètre, avec une bicoque plantée en son centre. La marine cubaine avait édifié cette dernière pour servir de poste de communication et d’entrepôt à l’intention de l’opération Sans-ami, pensant à l’avenir l’utiliser pour d’autres projets, mais les seuls signes extérieurs de son affectation militaire étaient une antenne radio et un mât porte-drapeau. Le pavillon cubain flottait déjà à notre arrivée mais alors que nous jetions l’ancre, trois hommes en uniforme sortirent de la bicoque en formation serrée. Le premier se mit au garde-à-vous près du mât tandis que le deuxième, un officier, consultait sa montre puis lançait un ordre, sur quoi le troisième homme se mit à souffler tant bien que mal dans un clairon rouillé.

« Regarde, Papa, dit Gregory, seul l’officier a une tunique, et elle est toute rapiécée. Les deux autres ne portent qu’un short kaki.

— Chut, Gigi, fit Hemingway. Ils n’ont que ça à mettre. Ça n’a aucune importance. »

Le cadet prit un air penaud, mais Patrick murmura d’un ton malicieux : « Qu’est-ce que c’est que ce bout de corde rouillé sur son épaule, Papa ?

— Je crois que c’est censé être une épaulette », répondit Hemingway.

Les trois Cubains avaient ramené leurs couleurs. Le clairon interrompit sa cacophonie. L’un des hommes de troupe emporta le drapeau dans la baraque pendant que l’officier et l’autre marin en short nous regardaient manœuvrer.

Ibarlucia, Herrera et Guest étaient à bord du Tin Kid et fonçaient vers la plage avant que l’ancre du Pilar ait disparu sous l’eau. Ils revinrent au bout de dix minutes et, à en juger par leur tête d’enterrement, la base n’avait pas stocké de bière à notre intention. Un étrange gémissement montait du dinghy, mais je ne pouvais pas croire qu’il provenait de l’un des hommes.

« Il y a de la bière ? demanda Hemingway depuis la poupe.

— Non ! » Les trois hommes durent élever la voix pour couvrir les gémissements. Ils semblaient se débattre avec quelque chose.

« Des ordres ? glapit l’écrivain.

— Non », répondit Roberto Herrera. Il s’était placé à l’avant du dinghy. Apparemment, Guest et le pelotari tentaient de maîtriser un enfant qui hurlait au meurtre, mais Herrera nous empêchait de bien voir la scène.

« Est-ce qu’on a aperçu le Southern Cross dans les parages ? s’enquit Hemingway.

— Non », fit Herrera. Ils se trouvaient à cinq ou six mètres de nous. Le vacarme était incroyable.

« Des provisions pour nous ? hurla Fuentes depuis la proue.

— Rien que des haricots, répondit Ibarlucia. Vingt-trois boîtes de haricots. Et ceci. » Guest et lui tenaient un cochon qui couinait tout son soûl.

Patrick et Gregory s’esclaffèrent en se tapant sur les cuisses. Leur père avait l’air écœuré. « Pourquoi l’apportez-vous à bord ce soir ? Je ne veux pas que cette saleté d’animal dorme avec nous. »

Ibarlucia se fendit d’un large sourire. L’obscurité montante accentuait la blancheur de ses dents. « Si nous laissons notre cochon sur l’île cette nuit, Ernesto, les soldats mangeront du bacon au petit déjeuner et des sandwiches au jambon à midi. Je ne pense pas qu’ils partageront avec nous. »

Hemingway poussa un soupir. « Laissez cette bête à bord du dinghy. Quant à vous », lança-t-il au Basque surnommé Sinsky, qui était carrément pris de fou rire, « c’est vous qui nettoierez le dinghy demain matin. »

 

Vu que le dinghy abritait un cochon hystérique et le Pilar neuf hommes ou garçons ronflant, grommelant et pétant qui occupaient toutes ses surfaces horizontales, il s’avéra difficile de dormir cette nuit-là. Vers trois heures du matin, je me rendis sur la passerelle de pilotage où Winston Guest montait la garde, accoudé au bastingage et parfaitement réveillé. Je ne saurai sans doute jamais ce que nous guettions. Peut-être Hemingway redoutait-il qu’un U-Boot s’approche du récif et tente de couler la bicoque des Cubains.

« Belle nuit », murmura Guest comme je prenais place en face de lui. Et la nuit était belle, en effet : les vagues se brisaient doucement sur le récif, et leur écume phosphorescente se fondait avec la lueur de la Voie lactée se déversant sur le firmament. Pas un seul nuage dans le ciel.

« Vous n’arrivez pas à dormir ? » demanda le milliardaire à voix basse. Un peu moins de deux mètres nous séparaient des hommes allongés sur les banquettes du pont, mais la brise, le clapotis des vagues et le murmure du ressac les auraient empêchés d’entendre notre conversation.

Je secouai la tête.

« Vous pensez aux grottes que nous allons explorer demain ? reprit-il. Vous croyez qu’un U-Boot s’y trouve encore ?

— Non. »

Guest acquiesça. Nous n’étions éclairés que par les étoiles, mais je distinguais son nez et ses joues rougis par le soleil, ainsi que son sourire engageant. « Je ne suis pas inquiet, moi non plus, murmura-t-il. Mais j’aimerais bien qu’on en déniche un. Qu’on en capture ne serait-ce qu’un seul. »

En l’entendant, je pensai à un enfant faisant un vœu à une étoile. Si Winston Guest était un agent secret, britannique ou autre, il était rudement doué pour la comédie. Mais comme j’en ai déjà fait l’observation, on peut en dire autant de tous les espions.

« Vous avez remarqué qu’Ernest lisait quelque chose à la lueur d’une lampe de poche pendant que les autres dormaient ? » me demanda-t-il.

Je fis oui de la tête.

« Savez-vous ce qu’il lisait ?

— Non. » J’espérai qu’il n’allait pas se lancer dans un discours mélodramatique à propos de nouveaux ordres secrets.

« C’est un manuscrit de Martha. » Guest avait tellement baissé le ton que je percevais à peine ses propos. « Elle travaille sur un livre et elle lui en a envoyé une copie depuis sa fichue croisière. L’Orchidée pourpre ou un titre de ce tonneau. Elle veut qu’Ernest le lise et lui donne son avis, et il le fait… après avoir passé quatorze heures à la barre. »

J’opinai et me tournai vers la baraque, qui luisait à la lueur des étoiles. Les trois hommes y avaient accroché une lanterne à la tombée de la nuit, mais ils s’étaient ensuite couchés tôt.

« Ouais, fit Guest, ces pauvres types sont coincés ici pendant un bon moment. D’après Ernest, l’officier a sans doute été envoyé sur ce caillou parce qu’il avait couché avec l’épouse de son commandant, et les deux hommes parce qu’ils ont été condamnés pour vol. »

Je hochai la tête une nouvelle fois. Je n’étais pas monté sur la passerelle pour faire la conversation, mais si Guest avait envie de bavarder, cela ne me dérangeait pas. Mon esprit était toujours occupé par les deux transmissions que j’avais interceptées dans la journée.

« À propos d’épouse, chuchota Guest. Que pensez-vous d’elle ?

— Qui ça ? » Je ne voyais pas de qui il voulait parler. « Martha. La troisième Mrs. Hemingway. »

Je haussai les épaules dans le noir. « Si elle se balade encore dans les Caraïbes à bord de sa coquille de noix, c’est qu’elle a un sacré courage. »

Reniflement de Guest. « Elle a des couilles, vous voulez dire, chuchota-t-il. Martha a toujours estimé que c’était elle qui devait avoir des couilles dans la famille. »

Je considérai sa silhouette d’athlète, découpée sur fond de vagues se brisant sur le récif. Au bout d’un temps, il reprit en précipitant son débit : « Ernest m’a montré quelques pages de ce livre qu’elle écrit… C’est l’histoire d’un homme et de sa femme. Ils vivent dans une maison qui ressemble beaucoup à la finca. L’homme est toujours pieds nus et en short, il est sale, il boit trop, il dit des stupidités, et cetera. Ça me met en rage, Lucas. C’est un portrait d’Ernest qu’elle brosse là, ou plutôt une grossière caricature. Et lui, qui est épuisé, malade comme un chien, qui a passé quatorze heures à tenir la barre en plein soleil, il prend des notes et traite ce travail de pisse-copie comme si c’était de la littérature. Elle profite de lui, voilà tout. »

Je m’appuyai au bastingage. Au bout d’un long moment, Guest poussa un soupir.

« Je sais que je ne devrais pas parler comme ça, mais vous vivez à la finca, Lucas. Enfin, pas très loin de la finca. Vous les avez vus. Vous me comprenez. »

Je ne fis aucun commentaire. Guest acquiesça comme si j’avais approuvé ses propos.

« Huit ou dix jours avant qu’elle parte pour cette ridicule croisière, poursuivit-il, Ernest m’a demandé de courir avec elle… avec Martha. À ce moment-là, il participait avec les garçons aux premières épreuves du championnat de tir, et il ne voulait pas qu’elle se retrouve toute seule. Alors, j’ai couru avec elle. Elle est incapable de courir. Je n’arrêtais pas de la distancer, puis de faire demi-tour pour la rejoindre, de repartir et ainsi de suite, tout en m’assurant qu’elle ne s’effondrait pas… enfin, vous voyez. »

Une mouette traversait le ciel étoilé. Nous nous sommes tournés vers elle. Elle ne faisait aucun bruit. Guest leva un fusil imaginaire et la visa jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière la bicoque des Cubains.

« Bref, reprit-il, voilà que soudain… alors qu’on courait momentanément coude à coude… elle me demande ce que je pense de son choix en matière d’époux. « Que voulez-vous dire ? je lui demande. Vous voulez savoir ce que je pense d’Ernest ? » Et Gellhorn me fait : « Non… que pensez-vous de mon choix ? » Et elle me dit – tout en pantelant comme un chien sur le point de tomber d’épuisement – elle me dit qu’elle a surtout porté son choix sur Ernest parce que c’était un très bon écrivain… « Pas un grand écrivain, précise-t-elle, mais un très bon écrivain »… et parce qu’il l’aiderait certainement à faire des progrès et à avoir une belle carrière. « Et puis, a-t-elle conclu, il y a les revenus qu’il retire de ses précédents livres. C’est agréable. »

« Bon Dieu, Lucas, vous m’auriez terrassé d’une pichenette. Quelle femme castratrice. Quelle salope cruelle, vénale et égoïste. Parler comme ça d’Ernest devant moi. Elle ne sous-entendait même pas qu’elle l’aimait, vous comprenez ? Il pouvait l’aider dans sa carrière, voilà tout. Quelle foutue salope. »

Le milliardaire murmurait de plus en plus fort. L’émotion qui animait sa voix était nettement perceptible. D’un signe de tête, je lui indiquai les hommes endormis. Hemingway se trouvait dans le compartiment avant, avec ses fils, mais les autres risquaient d’entendre les commentaires de Guest, où à tout le moins d’en remarquer le ton. J’arquai un sourcil.

Il hocha la tête, comme pour accepter une réprimande, et reprit, d’une voix presque inaudible : « Et puis, tout le monde à La Havane et à Cojimar… tout le monde sauf Ernest… sait que Martha a une liaison avec José Regidor.

— El Canguro ? chuchotai-je, surpris.

— Ouais. Le Kangourou. Le beau pelotari. Exactement le type de Marty. Et l’ami d’Ernest. Le salaud. Oh ! la salope. »

Je secouai la tête, ce qui ne m’engageait à rien, puis murmurai : « Je redescends. Sauf si vous souhaitez que je prenne la relève. La journée a été longue. »

Guest fit non de la tête. « Patchi va prendre son tour de veille dans une demi-heure. » D’un geste maladroit, il me tapa sur l’épaule. « Merci, Lucas. Merci d’avoir bavardé avec moi.

— Pas de quoi. » Et je descendis l’échelle sans un bruit.

 

Le lendemain matin, nous avons mis le cap au sud-est, perdant de vue Cayo Confites et Cayo Verde, ne faisant qu’entrevoir au sud les masses de Cayo Romano et de Cayo Sabinal – des presqu’îles plutôt que d’authentiques keys – et filant sur le Gulf Stream au-delà de Punta Maternillos. Le cochon nous rendait fous. Il était toujours à bord du Tin Kid et ne cessait de glapir.

« Laissez-moi l’égorger et l’équarrir, dit Fuentes. Ça le calmera et nos nerfs auront la paix.

— Je ne veux pas de saletés pour le moment, dit Hemingway, qui tenait la barre sur le pont. Et je ne veux pas ralentir pour que vous puissiez travailler dans le dinghy. »

Fuentes secoua la tête. « Nous serons devenus aussi dingues que ce cochon avant d’arriver aux grottes. »

Hemingway acquiesça. « J’ai une idée. »

Le Pilar vira de bord en direction du nord, voguant vers ce qui semblait être un mirage blanc flottant sur la mer bleue. C’était un key minuscule – quatre fois moins grand que Cayo Confites, culminant à trente centimètres au-dessus du niveau de la mer. On n’y trouvait ni rocher ni végétation digne de ce nom. Aucune autre terre n’était en vue. J’estimai que vingt-cinq milles le séparaient de Cayo Confites et vingt milles des côtes cubaines.

« Cet îlot n’est pas sur la carte », dit Guest.

Hemingway opina. « Je sais, mais je l’avais repéré lors de notre dernière patrouille dans cette zone. Il convient parfaitement à nos besoins.

— Nos besoins ? » répéta Guest.

Hemingway sourit de toutes ses dents. « Il nous faut un enclos pour notre cochon. » Il se tourna vers Fuentes. « À vous de jouer, Gregorio. Rejoignez el cerdo à bord du Kid et montrez-lui sa nouvelle demeure. Nous le récupérerons ce soir ou demain matin, sur le chemin du retour. »

Les garçons s’esclaffèrent au spectacle offert par le cochon qui courait dans tous les sens sur l’îlot, plongeait son groin dans les vagues écumantes, glapissait et se remettait à courir.

« Il n’aura rien à manger, Papa, fit remarquer Gregory. Ni à boire.

— Regarde mieux, dit Hemingway. J’ai dit à Gregorio de fabriquer une écuelle avec une noix de coco coupée en deux pour que le cochon ne souffre pas de la soif jusqu’à notre retour. Demain, ça nous fera un bon repas.

— La noix de coco ou le cochon, Papa ?

— Le cochon. »

L’après-midi était déjà bien entamé quand nous sommes arrivés en vue des grottes suspectes. C’étaient les services de renseignement de la marine qui nous avaient envoyés en mission et, comme d’habitude avec la Naval Intelligence, il s’agissait d’une mission bidon. Hemingway avait mouillé au large d’un village de pêcheurs pour demander à ses habitants s’ils connaissaient des grottes dans le coin, et ils lui avaient répondu par l’affirmative, déclarant qu’il s’agissait d’une célèbre attraction touristique. Un garçon de l’âge de Santiago nous servit de guide.

Un mille plus loin, il nous indiqua l’endroit où il fallait jeter l’ancre, et, par petits groupes, nous nous sommes rendus dans une crique, exception faite de Fuentes resté à bord du Pilar. Sur la minuscule plage de sable blanc était planté un écriteau battu par les intempéries qui proclamait en espagnol de cuisine :

 

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« La cuevas espectacular », marmonna Hemingway d’un air sinistre. Au-dessus de sa barbe, son visage était plus rouge que ne pouvait l’expliquer un coup de soleil. Il était d’une humeur massacrante.

« D’après le gamin, aucun touriste n’est venu dans le coin depuis le début de la guerre, dit Guest. Peut-être que les Allemands les utilisent.

— Oui, Papa ! s’écria Gregory. Ces grottes sont sûrement pleines de nourriture et de munitions.

— J’espère seulement qu’il y a de la bière », grommela Ibarlucia, dont la mauvaise humeur ne le cédait en rien à celle d’Hemingway.

Nous avons suivi le garçonnet le long d’un sentier à peine visible, au milieu d’un éboulis de rochers, jusqu’à la plus grande des grottes ouvertes au flanc de la falaise. Hemingway était armé de son vieux .22, qu’il portait dans un étui, Ibarlucia d’une mitraillette et Patrick de l’antique Mannlicher .256 de sa mère. Depuis le seuil, nous ne distinguions qu’un sol rocailleux qui disparaissait dans les ténèbres, mais à en juger par les échos, la grotte était gigantesque. De ses profondeurs montait une brise bien fraîche, fort agréable après cette longue journée en plein soleil.

« J’ai apporté une lanterne, dit Roberto Herrera.

— On a des lampes torches ! s’exclamèrent les fils d’Hemingway.

— Ce n’est pas nécessaire, dit le petit Cubain. Je vais allumer les lumières.

— Les lumières ? » répéta Hemingway.

Des centaines d’ampoules colorées s’allumèrent. Elles décoraient la gigantesque caverne comme des guirlandes de Noël, suspendues entre les stalactites ou tendues au-dessus des entrées secondaires, l’une d’elles montant vers l’apex de la grotte, situé trente mètres au-dessus de nos têtes.

« Ouah ! fit Gregory.

— Bon Dieu de merde, grommela Hemingway.

— Regarde, Papa, lança Patrick en se mettant à courir. Ça devient plus étroit dans ce coin. C’est sûrement ici ! C’est ici que les Allemands ont caché leurs provisions. Ça donne sans doute sur un autre tunnel. Ils n’allaient pas laisser leurs caisses à la vue de tous ! »

Le petit Cubain ne savait pas où débouchait ce passage, mais il nous précisa que c’était « le préféré des amoureux ». Comme le passage en question n’était pas éclairé, nous avons allumé nos lanternes et lampes torches, puis suivi Patrick et Gregory le long d’un tunnel étroit et tortueux qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres. Alors que nous nous étions arrêtés à un embranchement, Sinsky se blessa la main à un rocher coupant. Guest avait un mouchoir pour le panser, mais il ne put stopper l’hémorragie, si bien que les deux hommes rebroussèrent chemin, accompagnés par Herrera et le gamin du village. « Rapportez-nous des saucisses et de la bière allemande, et on fera un pique-nique sur la plage », lança Guest en disparaissant à un coude du tunnel.

Nous avons repris notre progression, Patrick, Gregory, Hemingway et moi. J’avais les yeux fixés sur la nuque de l’écrivain qui, la lanterne à la main, esquivait rochers et stalactites pour rester au niveau de ses fils tout excités. Nous étions obligés par endroits de ramper dans la boue ou sur la roche glissante. Ailleurs, nous devions éviter des mares peu profondes ou des petits lacs reliés à la mer par des courants souterrains. Et le tunnel semblait sans fin. Il nous fallut marcher, ramper et nous insinuer dans d’étroits passages pendant ce qui me sembla plusieurs heures. Pourquoi Hemingway faisait-il ceci ?

À un moment donné, je crus comprendre un peu mieux cet homme, en particulier sa manie de mélanger le réel et l’imaginaire. Hemingway avait connu la guerre, et il savait ce qui nous attendait. Il savait que l’aîné de ses fils allait sans doute partir au front – ainsi probablement que les deux autres, si le conflit traînait en longueur. L’écrivain avait décidé de profiter de cet été pour offrir à ses deux garçons une grande et belle aventure avant que l’Amérique ne découvre pour de bon la triste réalité de la guerre. L’Usine à forbans, la chasse au sous-marin… c’était pour lui une façon de transformer cette horrible guerre mondiale en un épisode familial et romantique, épicé de danger mais exempt de la misère triviale, de la terrible vulgarité et de l’écœurante tragédie de la vraie guerre.

Ou alors il était complètement cinglé.

Je sentis monter en moi une bouffée de colère, mais la voix de Gregory l’étouffa. « Papa ! Papa ! Ça devient encore plus étroit par ici. Encore plus étroit que la petite écoutille du Pilar ! Je parie que c’est l’entrée de leur dépôt clandestin ! »

Tout le monde s’est accroupi devant la minuscule ouverture. En fait, elle était située au-dessous du niveau du sol, sous un gros rocher, et donnait sur une pente descendante des plus glissantes. Les garçons avaient raison sur un point… le tunnel s’achevait ici.

« Vous pouvez passer par là, Lucas ? » Allongé sur le ventre, Hemingway fouillait les ténèbres avec sa lampe torche. Le boyau obliquait sur la gauche en devenant plus étroit encore.

« Non, répondis-je.

— Moi, je peux passer, Papa ! s’écria Patrick.

— Moi aussi ! renchérit Gregory.

— Entendu, les gars, dit Hemingway en tendant la lampe à son cadet. Gigi, tu es le plus petit, donc tu passes le premier. Mouse, tu remonteras Gigi par les chevilles si jamais il est coincé.

— Je peux prendre le pistolet, Papa ? » demanda Patrick. Le jeune adolescent retenait son souffle.

« Tu auras besoin de tes deux mains pour creuser, lui dit son père. Et il risquerait de se coincer dans ta poche. Je te le passerai si tu en as besoin. »

Le garçon parut déçu mais acquiesça.

Hemingway encouragea ses deux fils d’une tape dans le dos. « Allez jusqu’au bout, les gars – s’il y en a un. Bonne chance. Je sais que vous ne renoncerez pas. N’oubliez pas que si nous trouvons un dépôt, c’est très important pour nous. »

Tous deux opinèrent, les yeux brillants à la lueur de la lanterne, puis Gregory se faufila dans l’ouverture et disparut. Patrick le suivit quelques secondes plus tard. Ils franchirent l’obstacle du coude sans problème. Hemingway continua de les appeler après qu’ils eurent disparu de sa vue, mais seule la voix de Patrick demeura audible – à peine –, ou plutôt son écho. Puis ce fut le silence.

L’écrivain s’adossa à la paroi de la grotte. J’aperçus de la couperose sur son nez et ses joues – des hémorragies microscopiques qui n’apparaissaient pas à la lumière du jour. Il paraissait très heureux.

« Et s’ils restent coincés là-dedans ? » demandai-je à voix basse.

Il me regarda sans broncher. « Alors, ils sont foutus. Mais je les proposerai pour la Navy Cross. »

Je secouai la tête. C’était la première fois que nous étions seuls depuis que j’avais intercepté les deux transmissions radio, mais le moment semblait mal choisi pour aborder le sujet. Hemingway n’avait aucune difficulté à mélanger le réel et l’imaginaire, mais je préférais quant à moi les garder dissociés.

Dix minutes plus tard, un bruit étouffé monta du boyau, et les semelles de Patrick firent leur apparition. Nous avons aidé le garçon à émerger. Quelques secondes après, Gregory refit surface à son tour. Tous deux étaient couverts de boue de la tête aux pieds. Le short de Gregory était déchiré en vingt endroits différents. Il avait ôté sa chemise écossaise pour l’envelopper autour de quelque chose d’encombrant. On entendait des cliquetis. Sur son torse et son dos, la boue était sillonnée de filets de sang, résultat de plusieurs égratignures, et ses mains comme celles de son frère étaient couvertes de plaies. Les deux garçons ne tenaient plus en place.

« On est allés jusqu’au bout, Papa ! dit le cadet si fort que l’écho de sa voix résonna dans le tunnel. Tout à fait au bout, là où c’était trop étroit pour que je passe, j’ai cru qu’on avait échoué… et puis j’ai trouvé ceci !

— C’est vrai, Papa ! Je l’ai aidé à les envelopper. On croyait que le boyau était vide, mais on a trouvé ces trucs ! » Patrick était aussi excité que son frère.

Hemingway approcha la lanterne pendant que Gregory déballait le paquet de ses doigts tremblants. « Bon travail, les gars. Bon travail ! » Il était aussi excité que ses fils. Soudain, je me sentis dans la peau d’un intrus, d’un adulte égaré dans un univers de petits garçons.

« Tu as réussi, Gig ! Tu as réussi ! » Hemingway tapait sur le dos de son fils avec une telle vigueur que le gosse peinait à ouvrir son paquet. « Voyons ce que tu nous a rapporté ! »

Gregory découvrit quatre bouteilles, dont le verre marron disparaissait sous une patine de boue.

« Ce sont des bouteilles de bière allemandes, Papa, dit Patrick en s’escrimant sur l’une d’elles pour la décrasser. On les a examinées avec la lampe torche. Elles sont vraiment allemandes ! »

Hemingway en prit une, la détailla à la lueur de la lanterne, et son visage se décomposa.

« Ils sont venus ici, Papa ! disait Gregory. Les boches. On croyait que le boyau s’arrêtait là, et puis on a trouvé ces trucs. Je veux dire, leur dépôt principal doit être au bout de l’un des autres petits tunnels qui débouchent sur la galerie principale. On ne peut pas les explorer tous aujourd’hui, mais on peut revenir demain matin ! J’irai dans les plus étroits. Je n’ai pas eu peur du tout, Papa… même quand mes épaules se sont coincées et que Patrick a dû me pousser très fort pour me dégager. C’est vrai, je n’ai pas eu peur, Papa ! »

Patrick dévisageait son père. « Ce sont des bouteilles allemandes, hein, Papa ? Il y a une étiquette sur celle-ci, et tous les mots sont en allemand… »

Hemingway posa la bouteille. « Ce sont des bouteilles de bière allemande, en effet. Mais fabriquées aux États-Unis par des Allemands naturalisés américains. Celle-ci a été brassée dans le Wisconsin. Sans doute ont-elles été jetées là par des pique-niqueurs. Des touristes qui sont venus dans ce long tunnel pour… une raison ou une autre. »

S’ensuivit un silence uniquement rompu par le sifflement de la lanterne. Soudain, Gregory nous tourna le dos et éclata en sanglots. Ses épaules tressautaient en silence. Je vis Patrick se mordre la lèvre ; l’aîné pleurait, lui aussi. Hemingway semblait sur le point d’en faire autant. Il posa sa grosse main sur l’épaule de Gregory. « Tu as fait de ton mieux, mon vieux. Je suis fier de toi. En fait… »

Hemingway attendit, mais le garçon resta face à la paroi et continua de pleurer. Patrick leva les yeux. « En fait, je demanderai qu’on vous décerne la Navy Cross à tous les deux pour avoir mené cette expédition. Et aussi… »

Cette fois-ci, Gregory se retourna. Il n’avait pas cessé de sangloter, mais il écoutait attentivement.

« Et aussi, gloussa Hemingway, qu’on vous transfère aux services de renseignement de la marine. »

 

Notre jeune guide reçut un pourboire d’un dollar – une petite fortune – et regagna son village à pied. Cette nuit-là, nous avons mouillé dans la crique de la Grotte spectaculaire. Hemingway autorisa l’ouverture du Service éthylique et tout le monde eut droit à trois verres de whiskey, même les garçons. On fit un feu de camp sur la plage, et les provisions furent sérieusement entamées. Comme nous n’avions pas cherché à pêcher quoi que ce soit durant la journée, Fuentes nous prépara du pain, du corned-beef, du poulet et du bœuf prélevés dans la glacière, des légumes variés et une salade de pommes de terre. Hemingway mangea une grande quantité d’oignons et de pain noir, qu’il fit passer avec sa ration de whiskey.

Cette nuit-là, personne ne monta la garde.

Le lendemain matin, nous avons fait un détour de quelques milles pour récupérer notre cochon sur l’îlot que les garçons avaient baptisé Cayo Cerdo.

« Que je sois damné ! s’exclama Hemingway.

— Notre cochon a disparu, dit Gregory.

— C’est ce satané îlot qui a disparu », renchérit Winston Guest.

En fait, l’îlot était toujours là, mais un mètre en dessous du niveau de la mer – devenu un banc de sable sournois à plus de vingt milles de la côte la plus proche.

Gregory scrutait l’horizon avec ses jumelles. « Je me demande si Cerdo a tenté de nager jusqu’à Cuba, dit-il à voix basse.

— C’est probable, dit Hemingway. Sauf s’il a mis le cap au nord ou à l’est plutôt que de partir vers le sud ou vers l’ouest.

— J’ai déjà vu ça, marmonna Fuentes. Ce récif est suffisamment élevé pour retenir le sable entre deux marées. Mais quand c’est la pleine mer… plus rien.

— Pauvre Cerdo, dit Gregory.

— On aurait dû le laisser avec les Cubains, dit Sinsky.

— Qu’ils aillent se faire foutre, lança Hemingway. Laissons tomber Cayo Confites et rentrons à la maison. On ne peut ni pister le Southern Cross ni chasser le sous-marin sans les provisions qui étaient censées nous attendre à Confites. Nous reprendrons la mer dans quelques jours, avec de nouveaux stocks.

— Si vous restez à la barre, vous allez avoir une longue journée et une longue nuit, Ernest », fit remarquer Guest.

Hemingway se contenta de hausser les épaules. Ibarlucia et les garçons discutèrent du nom qu’il convenait d’inscrire sur la carte aux coordonnées de cet îlot qui ne cessait d’apparaître et de disparaître. Ils se décidèrent pour Cayo Cerdo Perdido – le key du Cochon perdu.

Tard dans la nuit, alors que nous approchions de Cojimar, je me retrouvai seul avec Hemingway sur la passerelle de pilotage. Je sortis le carnet de code et lui montrai la première des deux transmissions que j’avais interceptées.

« Nom de Dieu, fit l’écrivain. Vous êtes sûr que ça vient du Southern Cross ?

— C’est le même code que celui de Kohler. » Hemingway bloqua la barre et examina la grille à la lueur de sa lampe.

Deux agents débarquent 13 8 - 21°25’ lat. N - 76°48’ long. O 2300 h U516.

« Nom de Dieu, répéta-t-il. « Treize-huit », c’est sûrement le 13 août, dans moins d’une semaine. « U-516 », c’est le matricule du sous-marin qui débarque ces deux agents. Il faut que je jette un coup d’œil à la carte, mais je pense que ces coordonnées correspondent à Bahia Manati, Punta Roma ou Punta Jésus.

— En effet, dis-je à voix basse. C’est Punta Roma. J’ai vérifié sur la carte.

— Pourquoi diable ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ? gronda Hemingway.

— Quand ? Nous avions décidé de tenir les autres en dehors de tout ça.

— Oui, fit l’écrivain en me jetant un regard noir, mais… bon sang, Lucas… » Il débloqua la barre et passa les minutes suivantes à observer l’océan et la masse noire de la côte qui s’approchait. « Peu importe. Punta Roma est un lieu idéal pour y débarquer des espions. Il y avait un phare dans le temps, mais ça fait cinq ans qu’il ne fonctionne plus. La baie est peu profonde, mais il y a des grands fonds tout près de la côte. Le moulin à sucre de Manati est désaffecté, mais on le voit de loin, et une fois qu’ils seront à terre, les infiltrateurs n’auront plus qu’à suivre l’ancienne voie ferrée pour gagner la route nationale. »

Hemingway poursuivit sa réflexion en silence, et j’attendis durant plusieurs minutes. Finalement, il déclara : « Nous ne ferons pas de rapport, Lucas. »

Je n’étais guère surpris.

« Ces salauds de l’ambassade et du FBI n’ont pas reconnu ma contribution la dernière fois, poursuivit-il d’une voix douce mais très ferme. Cette fois-ci, on va leur livrer deux prisonniers et on verra bien quelle sera leur réaction.

— Et si les deux prisonniers n’ont pas envie d’être livrés ? » Hemingway me sourit dans les ténèbres. « Je saurai les convaincre, Lucas, faites-moi confiance. »

Je contemplai la terre quelque temps. La mer était agitée cette nuit-là, et nous foncions à travers les vagues comme un cheval emballé sur une pente raide.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Hemingway.

Sans me tourner vers lui, je lui répondis : « Vous pensez que tout cela n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ? »

Je ne pouvais que l’entendre mais je le sentis sourire derrière moi. « Bien sûr que ce n’est qu’un jeu. Toutes les choses de la vie, les bonnes, les pénibles et même les mauvaises, ne sont qu’un jeu. Qu’est-ce qui vous prend, Lucas ? »

Je restai muet. Peu de temps avant l’aube, nous entrions dans le port de Cojimar.

 

Le ciel matinal était gris et il pleuvait à verse lorsque je montai à la finca, entrai par la grande porte et allai tambouriner à la chambre d’Hemingway. Il m’ouvrit en pyjama. Ses cheveux étaient en bataille et ses yeux bouffis. Un gros chat noir – celui qui s’appelait Boise, je crois – me lança un regard mauvais depuis le lit aux draps froissés.

« Que diable…, commença-t-il.

— Habillez-vous. Je vous attends près de la voiture. » Hemingway sortit deux minutes plus tard. Il tenait à la main un thermos gainé de liège. Je crus tout d’abord qu’il contenait du thé, puis je sentis l’odeur du whiskey.

« Bon, allez-vous me dire pourquoi diable vous…

— Un garçon est venu me voir. » Je lançai la Lincoln dans l’allée bourbeuse, franchis le portail que j’avais ouvert au préalable, dévalai la colline, traversai le village et pris la route nationale en direction de La Havane.

« Quel garçon ? demanda Hemingway. Santiago ? Un des…

— Non. Un garçon noir qui nous est inconnu. Tenez-vous tranquille une minute. »

Hemingway tiqua, remarqua la vitesse à laquelle la Lincoln roulait sur la chaussée glissante et se tut.

Dix kilomètres plus loin, en bas d’une colline, là où il demandait toujours à son chauffeur de descendre en roue libre, je tournai à droite pour emprunter une piste. Les vitres furent bientôt maculées de boue. La piste s’achevait sur un groupe de cabanes abandonnées, près d’un champ de cannes à sucre en jachère. Le garçon noir nous attendait sur sa motocyclette. Je garai la Lincoln et sortis sous la pluie. Hemingway but une gorgée d’alcool, laissa le thermos sur le siège et sortit à son tour.

L’autre motocyclette était à peine visible près du fossé. On l’avait maladroitement dissimulée sous des branches coupées, mais la roue arrière luisait d’un éclat métallique dans la lumière grise. Personne n’avait tenté de dissimuler le corps.

Santiago gisait la tête dans le fossé envahi de mauvaises herbes. Ses jambes grêles semblaient très pâles sous la pluie, un brin d’herbe mouillé était collé à son genou droit, et il avait perdu sa sandale gauche. La plante de son pied était livide et toute fripée, comme si elle était restée trop longtemps dans l’eau. Je résistai à la tentation stupide de lui remettre sa sandale bon marché.

Bien qu’étendu la tête dans le fossé, dans une position qui devait être extrêmement inconfortable, Santiago avait les yeux clos, le visage tourné vers le ciel, et il souriait doucement, comme s’il appréciait la fraîcheur de l’averse. Il avait les mains ouvertes, les paumes tournées vers le ciel et les doigts légèrement recourbés, comme s’il cherchait à attraper les gouttes. Sa gorge était tranchée d’une oreille à l’autre.

Hemingway eut un sanglot étouffé et recula d’un pas.

J’adressai un signe de tête au garçon noir, qui fit démarrer son engin et fila en direction de la ville, veillant à ne pas déraper sur la piste boueuse et sillonnée d’ornières.

« Quand ? demanda Hemingway.

— Son ami l’a trouvé durant la nuit. À peu près au moment où nous avons aperçu les lumières du port. »

Hemingway descendit dans le fossé, sans prêter attention à la boue où s’enfonçaient ses bottes, et mit un genou à terre près de l’enfant. Sa grosse main hâlée toucha la menotte blanche du petit garçon mort.

« Vous pensez encore que c’est un putain de jeu ? » lançai-je.

Hemingway sursauta, se tourna vers moi et me décocha un regard de haine pure. Je le lui rendis. Au bout d’un temps, l’écrivain fixa à nouveau le visage du garçon.

« Savez-vous ce que nous devons faire à présent ? » lui demandai-je.

Durant une minute, on n’entendit que le bruit de la pluie sur l’herbe, sur les flaques, sur nos dos, sur l’enfant. Puis il répondit : « Oui. »

J’attendis.

« D’abord, nous enterrons notre mort, déclara l’écrivain. Puis nous retrouvons le lieutenant Maldonado. Ensuite, je le tue.

— Non, dis-je. Ce n’est pas ça du tout. »

Les forbans de Cuba
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